Renaître ou ne plus être

Douleur. Horreur. Malheur. Mais quelle est cette atroce sensation ? Allongée dans l’herbe, elle cligne avec peine ses yeux tant le soleil brille de mille feux. Il lui faut quelques minutes pour pouvoir s’habituer à ne plus être dans l’obscurité. Depuis combien de temps était-elle endormie ? Elle regarde autour d’elle et ne voit que verdure. Pas un oiseau à l’horizon mais un silence des plus complets, des plus effrayants. Pendant qu’elle se lève, elle réalise que son corps est meurtri mais elle n’a aucune idée de ce qui a bien pu causer cela. Ses blessures laissent penser qu’elle a affronté quelqu’un mais qui ? Qui a bien pu lui faire ça ? Elle avait à peine 17 ans ! Alors qu’elle commence à examiner son corps, elle sent un médaillon accroché à sa chaîne. Une pierre y est incrustée, un rubis d’un rouge magnifique. Elle peut lire au dos de ce médaillon :


« Tsuchie, mais qu’est-ce que c’est ? Pourquoi est-ce autour de mon cou ? Moi je suis … je suis … je suis … » Et c’est là qu’elle réalise … « Mais qui suis-je ? »

Pendant qu’elle tourne en rond à se poser mille et une questions sur son identité, un craquement de branche la fait sursauter et avant même qu’elle ne comprenne comment et pourquoi, elle grimpe à toute vitesse tel un félin sur l’arbre le plus proche d’elle. Ce réflexe aussi soudain que bizarre l’effraie l’espace d’un court instant car à peine a-t-elle le temps d’y penser que son regard se pose sur le couteau attaché à sa bottine. Elle laisse glisser sa main le long de sa jambe, le récupère, le regarde attentivement et passe son index len-te-ment sur la lame. En regardant de plus près, elle y voit une minuscule inscription :

« Mahîna … Mahîna … Je m’appelle donc Mahîna. Mais où sont mes parents ? Pourquoi suis-je seule et couverte de bleus ? »

Un rire lointain la retire brusquement de ses pensées. Toujours agrippée à sa branche, elle cherche d’où vient ce rire qui semble si diabolique. Les pas se rapprochent. Ils semblent être nombreux mais elle arrive à distinguer quelques voix :

« - Ah ces tsuchis, Ils étaient forts mais, on les a eus !
- Et comment !! Enfin, tous sauf cette petite là, comment ils l’ont appelée déjà ?
- Mahîna.
- Mahîna !? C’est un prénom ça !!
- Ce n’est peut-être pas un prénom mais je me serais bien occupé d’elle personnellement !
- Et moi donc !
- En tout cas, petite Mahîna peut dire au revoir à ses très chers parents, de gentils petits mizus ont fait la fête avec eux ! »

Et ils se mirent à rire de plus belle.

Pendant que leurs pas s’éloignent de Mahîna, des larmes se dessinent sur ses joues. Elle vient de comprendre ce qui s’est passé et ses parents, ses pauvres parents …

Quand elle est sûre que ces affreux barbares sont assez loin pour ne pas l’entendre, Mahîna descend de son arbre et marche, marche, marche encore. Elle tient absolument à retrouver ceux qui lui ont donné la vie, à les voir une dernière fois et en quelque sorte, une ‘première fois’. Les traces qu’ils ont laissées lui permettent de trouver assez facilement le chemin à emprunter. La forêt est immense et elle marche pendant ce qui semble être une éternité. Mais Mahîna est courageuse et ne désespère pas. C’est alors qu’elle aperçoit enfin le bout de cette forêt et qu’elle accède à ce qui semble être un village. Il est ravagé, complètement brûlé et une trentaine de personnes sont là, gisant sur le sol. Comment reconnaître ses parents ? Elle ne se souvenait point d’eux. Qu’importe, il fallait qu’elle les trouve ! Déterminée, elle regarde chaque personne qui se trouve à ses pieds. Cette horreur lui arrache encore quelques larmes. Il fallait avoir un cœur de pierre pour rester indifférent devant un bien triste spectacle. Soudain, elle voit une femme d’une grande beauté, la poitrine entaillée. Elle a de très longues jambes et de longs cheveux bruns. Alors qu’elle se demande comment il est possible de poignarder une si belle créature, elle remarque dans le creux de son poignet « A Papee pour toujours ». Papee … Le nom gravé sur son couteau, le nom de son père. Cette femme est donc … sa mère !? Elle ferme les yeux un moment sous l’emprise de l’émotion. Sa mère est là, devant elle et ne sera jamais plus. Juste au moment où elle rouvre ses yeux, son regard tombe sur le « Papee » gravé sur une épée. Il était là, son père, tenant encore fermement son épée dans sa main. Ses deux parents n’étaient donc plus de ce monde. Une grande tristesse envahit Mahîna mais cette tristesse se transforme très rapidement en rage, une rage si intense qu’elle pourrait foudroyer du regard n’importe quel mizu qui passerait.

« Nous arrivons trop tard, le village est en flamme ».

La voix du général n’a pas tremblé en prononçant ces mots et ce, malgré la tension palpable, la colère, la rage, le dégout et l’aveu d’impuissance que chaque soldat peut lire sur son visage d’habitude dépourvu d’expressions. Au loin, une fumée aussi noire qu’opaque s’élève dans un ciel encore rouge de tout le sang qui venait de s’écouler.

Envoyé par la Reine pour enquêter sur des pillages, le général et les quelques soldats étaient à la recherche d’un groupe de mizus responsable de ces actes odieux qui semaient saccage et dévastation derrière leur passage.
Ce comportement ne ressemblait pas au comportement habituel du peuple du savoir mais des individus déviants se cachent dans chaque royaume, et ceux là étaient particulièrement cruels.

Ezekiel et les soldats avaient fait une halte au sommet d’une colline proche du village qui brulait encore. Il regarde la fumée qui s’élève en
face. Derrière lui, on peut encore deviner celle qui s’échappait de quatre
autres foyers. Autant de villages que le groupe de mizus avait visités. Ezekiel sait ce qu’il va trouver dans cet autre village : des récoltes dévastées, des maisons brulées, des corps jonchant les sols et des histoires trop précipitamment finies.

Le général voit alors le désespoir dans les yeux de ses soldats. Visiblement, ces derniers n’étaient pas tant habitués à voir la mort que ça. Ôter la vie ne leur posait pas de soucis, mais voir des villages rasés et privés de toutes vies, et, en prime, devoir construire des buchers pour faire brûler leurs concitoyens, c’était trop pour eux. Pourtant, cela aussi il
fallait le faire, pour éviter que les maladies ne se répandent et pour permettre le repos de ces âmes qui ne connaitraient jamais de sépultures
décentes.

Ezekiel ordonne à deux de ses soldats de retourner à Karkann afin d’y quérir des renforts pour accomplir les tâches funestes. Le reste des
soldats partit, comme le général leur avait demandé, à la poursuite des mizus.

Pour sa part, il se devait d’aller faire un état des lieux du village et vérifier s’il y avait des survivants, mais à ce stade, il n’osait plus rien espérer.

Il se met en marche, descend la colline, traverse le petit bosquet qui gardait le village avant d’entrer seul dans ce dernier. Le spectacle qu’il a sous les yeux correspond à l’image qu’il s’en était fait. La même image que par quatre fois déjà il avait trouvée en parcourant les villes sinistrées.

Après deux heures à parcourir la ville, il peut sentir la puanteur coller à ces vêtements, la mort qui semble s’évaporer au contact de la chaleur.
Ezekiel perçoit la présence d’Espéra dans l’atmosphère. La belle déesse aux longs cheveux noirs envoute son esprit. Il peut clairement distinguer
maintenant chaque mort avec une clé noire attachée au cou. C’est alors le regard de Nextépé qui se fait oppressant. La respiration du général est de plus en plus lourde au fur et à mesure que l’air devient plus malsain et que les clefs se font pesantes. Chaque mort porte en fait au cou le poids de ses péchés. Ceux dont les clefs ouvriraient les portes de l’enfer resteraient éternellement aux cotés du fils de Krali.

En pleine torpeur, Ezekiel frissonne de dégout, il sent la mort perler sur son front mais continue à avancer péniblement dans les rues de ce qu’il restait du village. Esphéra, l’enlaçant par le bras et la tête posée sur son épaule, le guide à travers ce qui n’aurait jamais dû être un champ de bataille. Ezekiel sent aussi le poids naissant de sa propre clé qui le plonge
inexorablement vers les grilles chaudes qui permettent l’accès des quartiers de Nextépé.

Puis, soudainement, la torpeur s’évanouit, l’état de somnolence dans lequel le chevalier se trouvait jusqu’alors se fait plus doux. L’air toujours chaud devient plus léger. C’est qu’en face de lui il y a un paradoxe vivant.

Bien que n’accordant aucune louange à Nali, l’illusion qu’il a devant les yeux ne peut avoir été crée que par la déesse de la vie. Au milieu de ce champ de morts se dresse une statue funèbre. Comme si le temps était figé, la dépouille de ce qui semblait être une jeune guerrière tient là, à quelques mètres de lui, en équilibre, agenouillée au milieu d’autres corps. Tout cela parait si vrai aux yeux du général qu’il aurait pu penser voir et entendre la jeune fille pleurer doucement la mort des autres villageois et prier pour le repos de leur âme. Au milieu de cette étendue macabre, cette douce image l’apaise. La chaleur en devient même rafraichissante. En s’approchant du lieu où se dresse le corps, les détails commencent à être plus visible, le corps plus vivant. Ezekiel dont l’espoir renaît est saisi. Il interpelle dès lors la jeune femme, mais ne peut dire autre chose qu’un hésitant « Mademoiselle ! »

Mahîna, toujours agenouillée auprès de ses parents, ne peut s’arrêter de pleurer. Pourquoi la vie était-elle si injuste ? Avait-elle fait quelque chose par le passé qui faisait qu’elle méritait cela ? Pourquoi Espérha les avait-elle rappelés ? Mahîna sut qu’elle n’obtiendrait jamais de réponse mais avait tout de même l’espoir qu’un jour, elle en aurait.

Cela faisait longtemps que Mahîna était là, des heures avaient passé mais qu’importe, qu’importe si la nuit tombait, qu’importe si le froid l’envahissait, qu’importe si la fumée l’étouffait, qu’importe si ses genoux ne supportaient plus le sol rocailleux, elle ne pouvait se résoudre à se lever. Cela signifierait qu’elle acceptait la mort de ses parents et elle n’était pas encore prête à admettre que tout était terminé.

Alors que des larmes continuent à couler sur ses joues de plus en plus pâles, Mahîna sursaute lorsqu’elle entend un « Mademoiselle » qui se veut hésitant.

Elle bondit en arrière le couteau fermement en main prête à attaquer et se défendre. Comment n’a-t-elle pas entendu cet homme arriver, elle était vraiment trop perdue dans ses pensées et il faudrait qu’elle soit bien plus vigilante à l’avenir. Il est jeune et d’une grande beauté, particulièrement son regard qui est doux et profond, elle pouvait s’y perdre. Mais elle se reprend très rapidement :

Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

Le regard que Mahîna lance au jeune homme est rempli de colère et en même temps empli de frayeur. Peut-être veut-il lui faire du mal comme ces affreux barbares de la forêt ? Mais sa voix est tellement douce et agréable, s’il voulait réellement la brutaliser, il n’aurait pas pris la peine de l’appeler, c’est évident. Et pourtant, peut-elle faire confiance à ces yeux qui semblent si chaleureux ? La réponse est non, tant qu’elle n’en saura pas plus sur son passé, il est hors de question qu’elle accorde sa confiance à quelqu’un !

Et tandis que Mahîna serre son couteau de toutes ses forces, le jeune homme se met à danser autour elle. Il danse et tourne, tourne, tourne tout autour d’elle. Mais pourquoi fait-il cela ? Quel être étrange … Mais ne voilà-t-il pas que les arbres se mettent à danser aussi, et les maisons ravagées aussi, et les corps brûlés, les armes, les animaux, tout, tout dansait autour d’elle jusqu’à ce que le trou noir ne fasse son apparition et que le corps de Mahîna s’échoue lamentablement sur le sol.

Qu'il est agréable par cette horrible chaleur de ressentir un peu de fraîcheur. Mahîna aimait faire couler de l'eau sur son visage, ses cheveux et son corps tout entier. Elle se sentait toujours revivre quand elle le faisait. Mais bizarrement, cette fois là, Mahîna n'avait pas la même sensation qu'habituellement. C'est alors qu'elle ouvrit les yeux et compris ce qui n'allait pas. Ce n'était pas elle qui faisait couler de l'eau sur sa tête mais un homme qu'elle ne connaissait pas. Elle n'arrivait pas à voir de qui il s'agissait, le soleil illuminant ses yeux l'en empêchait. C'est alors qu'elle commença à distinguer quelques traits. Elle prit tout de même quelques minutes avant de réaliser qu'il s'agissait de l'homme qui lui avait fait peur avec son simple "mademoiselle" auparavant. Prise de panique, elle chercha son couteau mais ne put mettre la main dessus. Mais où était-il donc passé ? Elle était complètement effrayée et la peur se lisait certainement sur son visage. Elle se mit alors à balbutier :

Que ... que ... que me voulez-vous ?

En temps normal, elle aurait certainement tenté quelque chose, mais elle se sentait totalement affaiblie. Elle ne savait même pas de quand datait la dernière fois où elle avait pu manger, tout était tellement trouble dans ses souvenirs. Elle n'avait donc d'autre choix pour l'instant que d'attendre la réponse de cet homme qui tardait à venir. Elle reprit alors avec un ton plus ferme

Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?